Une petite histoire -- 3

2 JUILLET Cà fait une semaine que je tente de convaincre Diatomant de me rencontrer. Il dit ne pas y être opposé, mais que c'est trop tôt, que je ne suis pas prêt à une telle rencontre. Entretemps, Katia m'a donné de ses nouvelles. Pas par le Net cette fois, mais sur mon répondeur téléphonique. Un bonjour amical et l'annonce de son retour en ville pour la semaine prochaine. Je ne sais pas trop quoi penser de çà. Dois-je la voir ou pas ? Elle ne m'a pas proposé de rendez-vous, mais je reste persuadé que çà va venir. Je ne sais pas quoi faire, je suis vraiment à côté de mes pompes... En fait, je suis très mal. 3 JUILLET Diatomant a encore laissé un message dans ma BAL. Il me conseille de ne pas trop négliger mes interventions dans les différentes rubriques du Net, qu'un pseudo trop souvent absent est bien vite oublié. Il a raison, mais je crois que j'ai perdu l'envie d'être connu de tout le monde... je veux juste le rencontrer lui ! Il me conseille aussi de rappeler Katia pour l'inviter, il sait qu'elle ne me recontactera pas d'elle-même. mais comment arrive-t-il à tout savoir ainsi, à lire dans mes pensées de cette façon ? Je dois le voir ABSOLUMENT, sinon je vais devenir fou. 7 JUILLET Je valide mon message et l'envoie à Diatomant. Depuis près d'une semaine, il joue le rôle de mon confesseur (certains diraient de mon psychanalyste, mais je déteste çà). Il en sait plus sur moi que n'importe qui, il sait même des choses à mon sujet que j'ignore. Je crois qu'il n'est pas humain. C'est un Dieu, ou un fantôme du réseau. Ou alors, c'est un "Construct". Une personalité maintenant décédée mais qui a été reproduite dans les puces de mémoire d'un ordinateur. J'ai lu çà dans des romans de SF, sans y croire, mais çà existe peut-être. Et qui sait quels sont les pouvoirs de ces choses ? 8 JUILLET A ma question : "Etes-vous un construct ?" Diatomant a répondu par une pleine page de smileys , ces petits symboles très expressifs qui sont censés indiquer un sentiment ou une émotion. Le même signe répété sans cesse, :-) 9 JUILLET Je viens de laisser un message à Katia, sur son répondeur. je l'invite au restaurant dès qu'elle a un moment de libre. J'ai dû me répéter ce message au moins dix fois avant de me décider à l'appeler. J'espère qu'elle répon- dra. Je suis allé faire un tour dans mon quartier. Les gosses jouaient dans la rue, surveillés par leurs mères qui discu-tricotaient distraitement. La vue de ces allées calmes, des arbres doucement agités par une brise tiède, des haies soigneusement entretenues, m'ont inspiré un calme et une joie très bénéfiques. Je devrais sortir plus souvent... 10 JUILLET Diatomant m'a promis qu'on se rencontrerait dans la semaine. Je suis fou de joie. Pour me calmer, je suis allé faire un tour dans toutes les conférences que j'avais si souvent négligées ces derniers mois. Mais les choses ont changé, mes interventions ne sont plus féroces et hautaines comme aupara- vant. Je crois que je préfère grandement cette nouvelle façon d'écrire. Je me fais l'effet d'un vieux sage, tempérant les ardeurs juvéniles d'un côté, éclairant une pensée encore brouillone de l'autre. Je n'attaque plus de front, je redirige doucement vers la bonne voie les pseudos égarés. Ce calme nouveau est une bénédiction. 12 JUILLET Katia vient de m'appeler. On dîne ensemble dans dix jours, le lendemain de son retour de vacances. Cette nouvelle m'a fait grand bien, j'espérais cette réponse depuis longtemps, sans oser me l'avouer. Je rencontre Diatomant dans deux jours. Il me donnera le lieu de rendez-vous demain. Je vais avoir du mal à dormir cette nuit. Je crois que je commence à considérer Diatomant comme un frère, ou plutôt un double de moi-même. Il me fait l'impression d'être mon côté sage et pondéré, aimable et aimant, alors que je représente plutôt le contraire, l'aspect sombre et mauvais de ma personnalité, la tendance très narcissique, voire autiste, de mon moi. C'est rare, de croiser quelqu'un qui soit à même de si bien vous comprendre. 13 JUILLET Ouf ! Dix heures d'affilé sur le Net, à lire, écrire , répondre, informer, donner un avis ici, dénoncer une fausse rumeur là (souvent lancée par moi quelques semaines plus tôt). Et je ne suis même pas fatigué. Je n'ai bu que cinq cafés, et je n'ai même pas ouvert ma boîte d'amphés. Je me sens bien. Demain, je vais rencontrer Diatomant. On a beaucoup de choses à se dire, tous les deux... Il m'a donné rendez-vous dans un immeuble commercial du centre. Il doit aimer les jeux de pistes, car il m'a envoyé le parcours exact à suivre pour aller là-bas, et la liste détaillée des ascenseurs, escaliers, portes et niveaux pour aller au rendez-vous. Vivement demain ! 14 JUILLET Cà y est ! Je parts pour mon rendez-vous avec Diatomant. J'ai décidé de tout noter sur mon calepin, pour ne jamais rien oublier de ces instants magiques. Suivant ses instructions, je prends la troisième rue à gauche, en sortant de chez moi. Tout en marchant, je me demande à quoi il ressemble. Grand, petit, brun, blond ? Je verrais bien. Prendre le bus numéro 43 jusqu'à l'arrêt 26. Je viens d'attraper le bus au vol. De quoi va-ton parler ? Il sait tant de choses qur moi, alors que je ne connais même pas son nom. Je ressens un mélange de peur et d'impatience. Prendre la voie piétonne de droite jusqu'au bout. Qui est-il ? Pourquoi s'est-il intéressé à moi ? Avec le recul, je me rends compte que mes contribs sur le Net n'étaient qu'un fatras d'inepties, l'expression d'un ego surdimentionné. Qui peut-il être pour avoir voulu aider quelqu'un d'aussi peu attirant que moi ? Et surtout pour y avoir réussit ! Le grand immeuble gris sur la droite, prendre l'entrée D. Mes jambes commencent à trembler irrésistiblement. Je me remémore nos innombrables échanges de messages. Diatomant sait sur moi des choses que j'ignore. C'est la seule explication à ses réponses toujours pertinentes. Troisième étage, couloir de gauche jusqu'au fond. Maintenant je sais que c'est quelqu'un que je connais, ou que j'ai connu à un moment. Certains détails sur mon enfance, sur des évènements précis de ma vie, n'auraient pu être sus par un inconnu. Mais j'ai beau me repasser mon passé en détail, je ne trouve personne qui puisse être Diatomant. Porte numéro 345, code d'ouverture 4685E. Je ne sais pas comment il a pu aussi bien saisir mon mode de pensée, avoir accès à mes réflexions intimes, deviner mes doutes et mes craintes. Il sait même des choses que j'avais fini par oublier. J'ai la main sur la porte, depuis trois minutes, et je n'ose pas ouvrir. Je jette un oeil sur la copie-papier du trajet qu'il m'a donné. Je le connais par coeur. La dernière phrase surtout, m'a tourné dans la tête depuis hier : "l'interrupteur est sur la droite, en l'actionnant, tu me verras, et alors tu comprendras". Mais qui est-ce ? J'ai ouvert la porte, mais j'ai peur de regarder. Qui est cet être qui a su me transformer à ce point ? Toutes les attaques et les critiques du monde n'auraient pu m'amener à changer d'idée sur ma vie, sur ma façon de penser, et voilà qu'il apparaît, venu d'on ne sait où, et qu'il m'amène à réfléchir sur moi-même, plein de secrets dévoilés sur mon âme, comme l'image trop nette de mon subconscient, sans créer le moindre réel conflit. Et que veut dire sa dernière phrase : "tu me verras, et alors tu comprendras" ? J'ai la main sur l'interrupteur. Je distingue très vaguement une silhouette dans le fond de la pièce, immobile, tout comme moi. Je ferme les yeux et j'allume la lumière en retenant mon souffle. Je n'entends rien, à part les battements de mon coeur dans mes tempes. J'ai très peur de le regarder en face. J'ouvre les yeux, et je vois un grand miroir, qui couvre tout le mur qui me fait face. Mon reflet me fixe intensément, ma main retombe à mon côté. Je lis dans mes yeux de la perplexité, un vague soupçon, et mon regard s'éclaire comme je comprends... je viens de me retrouver, entièrement moi ! J'avais juste franchit le passage vers l'autre côté du miroir... F I N